Après des études de philosophie à la Sorbonne, il intègre le Conservatoire national supérieur d’art dramatique en 2002. Il joue sous la direction de Joël Jouanneau, Yann-Joël Collin, Alain Béhar, Marie-José Malis. Au sein du Moukden-Théâtre, il met en scène des spectacles qui interrogent le rapport du théâtre à l’histoire, en confrontant texte classique et matériau documentaire contemporain. Après avoir travaillé sur des textes de Brecht et Müller, il monte Chez les nôtres d’après La Mère, roman de Gorki, Pierre ou les ambiguïtés d’après le roman d’Herman Melville, Paris nous appartient d’après La Vie parisienne d’Offenbach. En 2013, il est membre de l’Ensemble artistique du CDN de Sartrouville. En 2015, il crée autour d’un collectif de sans-papiers 81 avenue Victor-Hugo, et en 2016, pour le festival Odyssées en Yvelines à destination des ados, Trois songes (un procès de Socrate), d’après le Premier Alcibiade, Euthyphron et L’Apologie de Socrate de Platon.
Entretien avec Sylvain Maurice
Novembre 2015
81, avenue Victor Hugo est le projet que tu as mené au Théâtre de la Commune avec un collectif d’immigrés. Marie-José Malis t’a commandé une « pièce d’actualité » à mener avec la population d’Aubervilliers.
O.C.-J. : C’est un montage composé à partir d’une vingtaine d’entretiens réalisés avec un collectif de sans-papiers qui occupent le 81 avenue Victor Hugo à Aubervilliers. Ils sont huit interprètes à porter leur propre témoignage. D’habitude, je mélange plusieurs matériaux hétérogènes, mais ici les opérations de montage avec d’autres textes littéraires ou théoriques ne fonctionnaient pas. Nous avons juste gardé un petit texte de Kafka, « l’allégorie devant la loi », extrait du roman Le Procès, qui sert de prologue et ouvre sur la question de la Loi. La plupart des sans-papiers présents sur scène travaillent en tant qu’agents de sécurité. Ils gardent les grands magasins et côtoient quotidiennement des policiers ; certains font même la sécurité dans des centres de rétention. C’est donc très kafkaïen comme situation. Pour être régularisé, il faut présenter des contrats de travail sur plusieurs années, mais pour avoir des contrats de travail, il faut déjà être régularisé. Lorsque nous leur avons lu le texte de Kafka, ils étaient très émus de découvrir ce texte.
Tu aurais envie de monter Le Procès de Kafka ?
O.C.-J. : C’est un peu ce que je fais avec ce spectacle. Disons que le matériau documentaire me permet de convoquer d’autres images que celles qui nous viennent spontanément quand nous pensons au Procès de Kafka.
Tu fais souvent référence à des grandes œuvres de la littérature. Ton travail est nourri de matériaux romanesques ?
O.C.-J. : Quand on travaille sur des matériaux documentaires – ce qui est un peu l’identité de la compagnie – on travaille dans la confusion du réel. Ça fait du bien parfois de revenir au roman.
D’où te vient ce goût pour le roman ?
O.C.-J. : Je lis plus de romans que de pièces de théâtre. La grande émotion que procure le roman, c’est quand tu as l’impression d’avoir vécu avec les personnages. On connait ça avec Dostoïevski. Les romans ont une temporalité particulière, c’est pourquoi ils nous marquent plus profondément. En décidant de monter le roman de Melville Pierre ou les ambiguïtés, nous souhaitions, avec Eve Gollac, la dramaturge du Moukden-Théâtre, casser nos habitudes de travail. Il ne s’agissait plus de mettre en jeu le présent de l’actualité par l’apport d’un matériau documentaire. Il y avait une interrogation brûlante sur l’époque. Le personnage de Pierre est un chercheur de vérité qui n’obtient aucune garantie quant à la justesse de son action. Dans l’esprit de Melville, ce roman est une réponse à Hamlet, qui est le personnage de l’ère scientifique cherchant des preuves avant d’agir ; Pierre, lui, s’élance au-dessus du vide sans aucun modèle paternel auquel se référer. En cela, il est notre contemporain.
Hamlet marquerait le début des Lumières ?
O.C.-J. : Oui. Avant de venger son père, Hamlet cherche à vérifier la réalité du crime. Pierre, lui, se précipite dans l’action. Il épouse sa sœur Isabelle, enfant illégitime, pour réparer la faute paternelle. Or, rien ne garantit qu’elle soit véritablement sa sœur. Le doute traverse tout le roman, qui se termine sur une aporie. Le roman se ferme sur qu’est-ce que la fraternité.
Nous, européens, sommes face à des contradictions, parce qu’on a porté l’Idéal des Lumières alors qu’on vit plutôt dans une position de repli…
O.C.-J. : Le roman de Melville pose la question de l’hospitalité. Isabelle est une inconnue qui demande à Pierre d’ouvrir sa porte. « Je suis ta sœur », lui dit-elle. Cette fraternité est très fragile, sans garantie, sans preuve. Pierre accepte de lui accorder sa confiance, de tout donner, de tout perdre. Il y a chez Melville le vertige de ce que peut être un principe poussé jusqu’au point de son absolu.
N’est-ce pas une question qui revient souvent dans ton travail ?
O.C.-J. : La question de la confiance ? C’est une question que pose Melville. Nous avons beaucoup travaillé sur son œuvre, et notamment sur L’Escroc à la Confiance dont il y a des passages dans le spectacle.
Est-ce l’endroit où tu mêles le philosophique et le politique ? Y-a-t-il des principes supérieurs ou est-ce la mise en œuvre de ces principes qui met l’humain en défaut, en contradiction ?
O.C.-J. : Le fait que partout dans le réel on assiste au triomphe de l’injustice, ne doit pas nous décourager à chercher ce qu’est la justice véritablement.
Donc des principes supérieurs qui forment une éthique ?
O.C.-J. : Prenons un exemple très simple… Pourquoi faisons-nous du théâtre ? Il faut bien croire dans les pouvoirs du théâtre et espérer qu’il réussisse à transformer un peu la vie des gens. Evidemment, nous n’en avons aucune certitude. Pourtant, il faut bien le croire, ou alors désespérer complètement.
Dirais-tu que tu fais un théâtre critique ou didactique ?
O.C.-J. : Dans Pierre ou les ambigüités, deux narrateurs sur scène commentent les actions du jeune idéaliste, en critiquent l’inefficacité et les conséquences catastrophiques. Ce piège ludique était formellement assez didactique. Il s’agissait de mettre le spectateur dans une situation très instable, tu sais, comme cette impression que l’on a sur un bateau. Devait-il suivre ces deux misanthropes nihilistes ? Devait-il au contraire faire confiance aux intuitions d’Isabelle ? Et quel sens donner finalement aux actes de Pierre ? Le vrai sens du mot didactique, ce n’est pas enseigner une leçon, c’est au contraire mettre au travail le spectateur.
Pour toi, le théâtre est nécessairement politique ?
O.C.-J. : En tout cas, il ne se résume pas à sa seule fonction esthétique. Il y a une politique de l’esthétique de toute façon… Il me semble que le metteur en scène aujourd’hui ne peut plus se complaire dans un désir narcissique. Il doit aussi questionner son propre désir et son rapport à l’œuvre…
A l’œuvre ou à son temps ?
O.C.-J. : Dans le cas du Moukden-Théâtre, cela passe par la nécessité d’une déconstruction. Pourquoi monter telle œuvre dans la séquence historique particulière qui est la nôtre ? Quand on monte Brecht, il faut reposer aussi la question du marxisme.
Tu te définirais comme brechtien ?
O.C.-J. : Oui, Brecht, Müller sont des auteurs qui ont compté pour moi.
L’œuvre de Müller s’inscrit dans son historicité. Est-ce à dire que toutes les œuvres sont dans leur historicité ? Y-a-t-il des œuvres transhistoriques ?
Sur ce point, c’est vrai, je suis complètement brechtien. Il ne s’agit pas de muséifier les classiques. A propos de Shakespeare, Brecht dit qu’il faut l’utiliser comme un matériau historique, en montrant pourquoi en ce temps-là on écrivait comme ça. Les hommes et les mœurs sont les produits d’un temps historique, et ce temps peut être transformé. Il peut être interrompu. Il y a une philosophie de l’histoire chez Brecht.
Tu interroges toujours le temps présent ? A partir du présent, tu élabores une œuvre qui permette de réfléchir l’époque à travers un regard critique.
O.C.-J. : Il faut bien partir du point d’où l’on parle. Cela n’empêche pas d’avancer vers l’avenir en regardant le passé.
Tu travailles souvent à partir de matériaux documentaires. Pour Paris nous appartient, tu fais tout une enquête autour de questions d’urbanisme. Peux-tu nous raconter les différents temps de ta démarche, depuis le recueil de matériaux, son montage et enfin son passage au plateau.
O.C.-J. : Pour Paris nous appartient c’était une enquête assez longue. Excepté les travaux d’Haussmann, nous connaissions assez peu de choses sur l’urbanisme. Au départ, nous étions nourris par les lectures de David Harvey, un géographe américain qui réfléchit sur le lien originel de la ville au capitalisme. Quand nous avons commencé à enquêter, il a fallu s’attaquer à des points très techniques, et nous étions un peu perdus dans cette histoire du Grand Paris. Au final, cela a pu donner des scènes assez théâtrales, car nous avons mis en scène notre propre enquête. Par ailleurs, la matière nous glissait un peu entre les doigts parce que l’urbanisme aujourd’hui se construit contre le modèle haussmannien et ne montre pas immédiatement l’idéologie qui la sous-tend. C’est un langage assez lisse. Là encore il a fallu prendre acte et en tirer notre parti. L’urbanisme masque des rapports de classes et les redouble. Pour ce type de projet documentaire, nous réalisons d’abord beaucoup d’entretiens individuels et nous filmons des situations sur le terrain. Ce n’est pas une enquête sociologique au sens où nous donnons notre point de vue au cours de ces entretiens. Nous retranscrivons ensuite la totalité de la matière pour avoir une vue d’ensemble. Nous ne gardons au montage qu’un pourcentage infime de la matière. Avec Eve Gollac, la dramaturge, nous avons dû retravailler légèrement le matériau documentaire pour Paris nous appartient, nous avons changé l’ordre de certains propos ou encore fondu plusieurs personnages en une seule figure pour rendre plus lisible le discours. Parallèlement à cette enquête documentaire, nous continuions à lire. Nous avions La vie parisienne comme support, mais nous cherchions encore d’autres matériaux pour faire apparaître le hors champs de l’opérette d’Offenbach. Il fallait resituer historiquement La Vie parisienne avec les travaux d’Haussmann. Donc on a beaucoup lu car Il existe une littérature considérable sur Paris, c’est un genre littéraire à part entière, de Zola aux aventures de Rocambole. Finalement nous nous sommes arrêtés sur deux textes, celui de Victor Hugo écrit à l’occasion de l’Exposition universelle qui met en perspective les travaux d’Haussmann et la révolution industrielle dans le rêve du Saint-Simonisme, et celui de Lissagaray sur la Commune, un texte qui vient à la fin du spectacle, dans lequel nous voyons les versaillais massacrer les communards pour reprendre Paris, rue par rue. A partir des grands principes que nous avions posé (l’urbanisme est une machine à rêver, les grands travaux servent à écouler les surplus du capital… etc), nous avons tissé les matériaux. Avant de répéter au plateau, nous arrivons toujours avec un texte écrit. Il y a ensuite des petits ajustements avec les comédiens, mais généralement cela ne modifie pas le dessin général.
Est-ce que tu as recours au documentaire parce que tu ne trouves pas dans le répertoire classique ou moderne assez de matière pour le théâtre que tu veux faire ?
O.C.-J. : Je ne dirais pas cela comme ça. Déjà, il y a souvent des textes de théâtre dans les spectacles du Moukden-Théâtre. Ces textes peuvent être cités directement ou au contraire nous servir de sources secrètes. Nous sommes attentifs à leur dramaturgie et à leur écriture. Nous essayons d’abord de nous mettre dans le sillon de ces auteurs, de leur pensée, un peu comme on marche dans la neige en suivant les pas d’un guide de montagne. Par contre, c’est vrai que j’ai besoin de dialoguer avec les textes, j’ai besoin de les faire réagir avec d’autres matériaux, souvent documentaires, pour casser leur noyau fictionnel, pour les distancer. Ce n’est pas que les textes classiques manquent de matière, au contraire ils sont énormément chargés de sens, mais ils trimbalent avec eux beaucoup d’autres choses aussi, tout une habitude de théâtre parfois. Je crois, comme Brecht, qu’il faut qu’ils deviennent pour nous des matériaux. Ces textes ont été écrits dans une séquence historique particulière, pourquoi aujourd’hui les muséifier ? Les actualiser n’aurait pas de sens non plus. Il faut remettre le théâtre dans l’Histoire. Je cite George Didi Huberman parlant du projet de Walter Benjamin : « la tâche de l’historien n’est pas tant de revenir au passé pour s’en tenir plus ou moins tranquillement à une simple référence ou révérence, que de s’en souvenir pour sa force même à survenir dans l’urgence, dans l’actualité du présent, qui est celle d’un danger fondamental. ». Il faut donc remonter le temps, c’est à dire remonter les temps, faire acte de montage pour comprendre comment des éléments disjoints peuvent s’éclairer. Ma façon à moi de faire parler ces textes, de leur faire dire ce qu’ils ont à dire, de les remettre en mouvement, c’est de conduire certaines opérations de montage. J’essaie de dialoguer avec ces textes pour voir ce qu’il nous apprenne du présent et ce que le présent nous apprend d’eux. Quand à mes contemporains, je dois avouer avec un peu de honte que je n’ai pas de vision panoramique de la production des auteurs aujourd’hui. Je ne doute pas qu’il soit possible d’y trouver des écritures en prise avec les préoccupations de notre temps. Pour moi on rentre ici dans un autre débat. L’écriture que je fais avec le Moukden-Théâtre est le fruit d’un travail de compagnie commencé il y a dix ans. Nous écrivons pour un nombre d’acteurs déterminés etc. Le fait d’écrire par montage nous donne une liberté considérable.
Revenons à ton actualité. Tu es actuellement en travail avec l’auteur Olivier Saccomano à partir d’un texte de Platon, le Procès de Socrate. Pourquoi le choix de ce projet ?
O.C.-J. : Au départ, c’est une commande à un auteur pour la biennale d’Odyssée en Yvelines. Alain Badiou devait faire partie de l’aventure. A l’époque, j’avais posé L’Apologie de Socrate comme point de départ à cette collaboration et j’imaginais que ce texte pourrait faire l’objet d’une réécriture, d’une adresse renouvelée à la jeunesse. C’est un texte compliqué L’Apologie : Socrate pousse la philosophie jusqu’à ses conséquences ultimes puisqu’il s’agit ici de mourir pour elle, pour l’idée de la justice. C’est absolument sublime et ça nous suit depuis l’antiquité… Alain était déjà en train d’écrire son Second Procès de Socrate à partir de Xénophon et d’Aristophane et il a accepté la proposition. Finalement, il a préféré se retirer en juillet dernier pour des raisons de calendrier. J’ai donc proposé à Saccomano de prendre la relève et il a tout de suite accepté. C’est un texte qui compte beaucoup pour lui. Cela infléchi un peu la commande, mais je pense que c’est intéressant que ce soit un auteur de ma génération qui s’empare de L’Apologie et qui mette en jeu la violence qu’il contient.
C’est la première fois, avec Olivier Saccomano, que tu travailles avec un auteur vivant ?
O.C.-J. : Oui c’est nouveau pour moi de passer commande à un auteur. Cette collaboration est aussi nouvelle pour Saccomano qui travaille avec la compagnie Du Zieu depuis plusieurs d’années. Forcément c’est un peu angoissant. Les commandes obligent à se déplacer, à changer de point d’appui. C’était pareil pour le 81 Avenue Victor Hugo avec La Commune. C’est passionnant. J’espère que nous aurons suffisamment de temps et d’insouciance pour expérimenter de nouvelles choses. Je suis très heureux de cette collaboration. Avec Olivier et Nathalie nous suivions notre travail depuis plusieurs spectacles. Si les formes au plateau sont évidemment différentes – je pense à la place de la fiction par exemple – il y a entre la compagnie Moukden-Théâtre et la compagnie Du Zieu une certaine communauté de pensée et une réelle amitié. Ils avaient aussi le projet d’un lieu commun qui n’a pas pu se faire. C’est une chance de pouvoir partager le temps de ce projet un peu de nos expériences réciproques. C’est assez rare.
Ton projet suivant, à l’horizon 2017, est sur les « data centers ». Peux-tu nous en dire quelques mots ?
O.C.-J. : C’est le grand projet de la compagnie sur lequel nous avons commencé à travailler et pour lequel nous prévoyons un an d’écriture. Il s’agit de partir à l’exploration des nouvelles technologies et d’internet. Le Big Data nous sert de toile de fond. Le Big Data c’est cette capacité nouvelle de stocker des données et de les analyser avec des algorithmes. Les applications sont nombreuses et font danser les entreprises du monde entier. C’est une révolution industrielle et anthropologique. Les conséquences du Big Data sont assez inquiétantes. Ça déplace les frontières entre de qui est public et ce qui est privé, ça met les entreprises au-dessus des états. On parle aujourd’hui d’un véritable gouvernement algorithmique capable de prédire et d’influencer les comportements. Dans on veut travailler sur ce rapport entre théâtre et nouvelles technologies en problématisant les enjeux lié à internet. Il s’agit de mettre la mythologie d’internet à l’épreuve d’un théâtre documentaire en allant à la rencontre des gens (les acteurs du big data, les hackers, et les autres…) Internet c’est à la fois un univers très abstrait – des masses de données qu’on a du mal à se représenter et qui sont traité par des supers ordinateurs – et des réalités très concrètes – car internet a aussi une matérialité physique. Le Cloud n’est pas un nuage qui flotte au-dessus de nos têtes. L’économie de l’immatériel a besoin de câbles et d’infrastructures sur un territoire. Par exemple le point de départ de notre enquête c’est un Data Center à la Courneuve contre lequel des habitants se mobilisent. Parallèlement à cette enquête, on relit L’Odyssée d’Homère : le voyage d’Ulysse qui erre sur les mers et qui cherche à rentrer chez lui. On veut voir comment les thèmes développés par les grecs résonnent autrement aujourd’hui : la ruse, l’hospitalité, l’amour et la politique. Les nouvelles technologies transforment l’humanité, mais existe-t-il encore, comme dans L’Odyssée, la possibilité d’un retour ?