Songe à la douceur

Tatiana croise Eugène dans le métro et reconnaît tout de suite celui dont elle tomba amoureuse l’été de ses 14 ans. Sa sœur Olga fi lait alors le parfait amour avec le romantique Lensky. Dix ans plus tard, le hasard de cette rencontre fait resurgir le passé : l’amour, l’amitié, le désir, le deuil… et l’occasion de saisir une seconde chance. Justine Heynemann porte à la scène le roman à succès de Clémentine Beauvais, adaptation contemporaine d’Eugène Onéguine de Pouchkine. Elle a l’idée lumineuse d’en faire une comédie musicale, tout comme Tchaïkovski le transposa jadis en opéra. Si Manuel Peskine fait des emprunts assumés au compositeur russe, il signe une partition résolument pop-rock et électro, ponctuée de chansons très efficaces parolées par l’autrice. À ses côtés, les quatre interprètes jouent, chantent et s’accompagnent à la batterie, au piano et à la guitare. Rachel Arditi incarne, quant à elle, la narratrice et les voix intérieures des deux héros, commentant avec ironie leurs hésitations amoureuses et les incitant à se reconnecter à leurs vrais désirs. Car ce spectacle nous souffle qu’il n’est jamais trop tard : ni pour retrouver les délices de son adolescence ni pour corriger les erreurs du passé.

One Shot

Co-directeur du Centre chorégraphique national de Rennes et de Bretagne au sein du collectif FAIR-E et figure majeure de la scène danse française et internationale, Ousmane Sy, dit « Babson », nous a quittés en décembre 2020. Présenté pour la première fois en janvier 2021 lors du festival Suresnes Cités Danse, ce spectacle restera malheureusement sa dernière création.

Pour One Shot, il rassemble sur scène cinq danseuses du groupe exclusivement féminin Paradox-Sal, dont il est à l’origine, et trois invitées aux univers chorégraphiques variés tels que le flamenco, le locking ou encore le popping. Sur des rythmes d’afrobeat et de house dance irradiés de voix féminines, parmi lesquelles celle de Nina Simone, les danseuses font corps avec une intensité urgente, nerveuse. Une confrontation des styles jouissive, qui exprime le besoin vital, irrépressible et heureux de danser, quelle que soit la technique privilégiée. Plus qu’un spectacle hip-hop, une véritable performance qui laisse la part belle aux prouesses individuelles des danseuses, mais traduit aussi la force du collectif. On en sort galvanisés !

Les Gardiennes

Victoria, radiologue à l’hôpital, mène une vie sous tension entre la garde alternée de ses deux enfants, son travail et les visites chez sa mère, Rose, âgée de 80 ans. Lorsqu’elle annonce avoir trouvé une place en EHPAD pour celle-ci et vouloir vendre son appartement, les voisines de Rose font bloc autour d’elle, décidées à faire échouer le projet.

Nasser Djemaï a l’art de nous plonger dans les petites choses du quotidien pour mieux éclairer avec subtilité ce que l’on ne voit pas. Ici, c’est tout un écosystème de survie que quatre femmes, à la fois gardiennes, veilleuses et résistantes, vont s’employer à sauver de la destruction. Faire les courses, le ménage, résister au froid et aux canicules, tromper l’ennui : les stratégies et débrouillardises des amies de Rose témoignent des vestiges d’un monde révolu qui a vu arriver avec stupeur et incompréhension le néolibéralisme et la religion du tout-consommable et du tout-jetable. Pour représenter le conflit entre cette génération et celle de Victoria, que tout oppose, l’auteur et metteur en scène invite le fantastique dans sa fable et nous offre un conte à la fois humaniste, social et politique qui nous pousse à repenser nos imaginaires collectifs.

Ma p’tite chanson

Agathe Peyrat et Pierre Cussac sont habitués à fouler les scènes d’opéra et les festivals de jazz. Mais leur solide formation musicale, alliée à un amour démesuré pour toutes les musiques, leur ouvre l’appétit et d’autres portes insoupçonnées. Dans ce concert dédié à la chanson, ils font éclater le carcan des esthétiques. Comme on déplierait un livre animé, ils composent un programme allant de Bourvil à Tom Waits, de Purcell au lauréat portugais de l’Eurovision 2017, en passant par des tubes incontournables signés Sia (Chandelier), les Beatles (Yesterday) ou Liza Minelli (Cabaret). Un mariage, improbable au premier abord, qui se révèle être une heureuse rencontre, une fois passée entre leurs mains talentueuses d’adaptateurs et d’interprètes. Agathe Peyrat – héroïne solaire de La Vallée de l’étonnement, créé en 2021 – glisse sa voix de soprano là où ne l’attend pas, et Pierre Cussac trace des chemins buissonniers entre tango, classique et pop, tandis que le ukulélé et l’accordéon se plaisent à dialoguer, se prenant pour un orchestre… dans une coquille d’œuf. Un spectacle aux allures de soir de gala, plein de subtilité, d’humour, mêlant des artistes qui n’auraient jamais dû se rencontrer !

Le Petit Chaperon rouge

C’est l’un des premiers contes lus aux enfants : une histoire au charme si envoûtant que des générations ont grandi avec elle ! Parmi ses multiples versions, le collectif Das Plateau s’empare ici de celle, puissante, positive et féministe des Frères Grimm. On y découvre une petite fi lle qui se promène joyeusement dans les bois, prend plaisir à faire un bouquet pour sa grand-mère, sans crainte. Ni imprudente ni naïve, mais au contraire vaillante, traversant les dangers et retournant le sort…

Pour jouer avec les mystères et les secrets, la lumière et l’ombre, le familier et le merveilleux, une habile orchestration de différents médias entre en jeu : images projetées, dispositifs optiques (diorama, techniques holographiques, vitres et miroirs sans tain), musiques et ambiances sonores nous plongent au cœur de surprenants tableaux-paysages. Un spectacle dont l’intensité visuelle, scénographique et sonore ouvre des paysages sensibles et inédits, à la fois légendaires et quotidiens, intrigants et rassérénants. Un spectacle d’aujourd’hui, pour les enfants de maintenant.

Dans ton cœur

Ils se rencontrent sur la chaîne de montage à l’usine et c’est le coup de foudre. Ils s’aiment, ont des enfants, les jours et les semaines se succèdent… Mais leur amour échappera-t-il au ronron quotidien, aux disputes et aux rêves d’ailleurs ?

Les artistes d’Akoreacro ont fait de la prouesse physique la clé de voûte de leur recherche artistique. Ils ont aussi signé leur marque de fabrique dans l’alliance entre acrobatie et musique live. Après deux créations qui les ont propulsés en tournée dans le monde entier, ils ont eu l’idée géniale d’inviter Pierre Guillois à mettre en scène cette histoire d’amour, en poussant l’acrobatie vers l’écriture théâtrale, et vice-versa. La fantaisie et l’imagination foisonnante de l’artiste fait des merveilles. Ici, les gestes familiers s’entrelacent aux pirouettes les plus folles, les frigos valsent, les baisers se gagnent au prix de figures vertigineuses au bout d’un trapèze ou perché sur des épaules. À chaque tableau son décor, ses lumières, sa musique et ses costumes, au gré d’un enchaînement à la mécanique étourdissante… dont nous ne dévoilerons pas tous les secrets, pour ne pas gâcher la découverte de cette proposition irrésistible, à savourer en famille !

Derrière le hublot se cache parfois du linge

On voudrait s’aimer mieux. Mais comment faire quand on cumule les mandats : en couple hétérosexuel cohabitant et parental, le tout noyé dans les eaux troubles du patriarcat ? De la tasse qui traîne à la libido morne plaine, des émotions mal partagées à la mauvaise foi bien distribuée, un homme et deux femmes se livrent à une plongée pop-analytique dans l’espace inouï de l’amour en ménage.

Les Filles de Simone nous ont emballés avec leurs trois précédents spectacles, qui abordaient la difficulté d’être mère, le corps des femmes ou encore la vie relationnelle, affective et sexuelle des collégiens. Elles prennent ici le couple à l’abordage, évacuant les thèmes de la rencontre ou de la rupture au profit du milieu : ces années à « faire couple », comme on peut, abreuvés des représentations écrasantes et inégalitaires de l’amour à travers la culture populaire. Elles composent une autofiction tissée de confessions personnelles – celles des trois interprètes – et de références historiques, sociologiques ou artistiques. Avec humour et finesse, elles nous proposent une traversée du couple à la jonction de l’intime et du politique et donne des pistes pour le réinventer !

Programme Stravinski

Thierry Malandain et Martin Harriague, respectivement directeur et artiste associé du CCN de Biarritz, se mesurent pour notre plus grand bonheur aux chefs-d’œuvre d’Igor Stravinski. L’Oiseau de feu, d’abord. Depuis la création du ballet à l’Opéra de Paris en 1910, l’oiseau s’est fait tantôt phœnix, tantôt icône révolutionnaire. Thierry Malandain s’inspire ici de la figure, porteuse d’espoir, de François d’Assise. Sa pièce, qui s’ouvre en noir avant d’imposer ses couleurs chatoyantes puis un blanc immaculé, sculpte l’espace en lignes épurées, en ondulations et effets de vague exécutés par les danseurs avec précision et fluidité.

Vient ensuite Le Sacre du printemps, dont la musique accompagne jusqu’à la transe le rite païen sacrificiel célébrant l’arrivée du printemps. Martin Harriague y imprime dès le début sa propre vision, faisant surgir ses danseurs des entrailles d’un piano, avant de déployer sa danse, physique et terrienne, vers le ciel. Nous assistons émerveillés à la renaissance de la nature, reprenant ses droits avec une force sauvage et menaçante. Les vingt danseurs du Malandain Ballet Biarritz, d’une rigueur à couper le souffle, réinventent magistralement ces deux classiques.

On n’est pas là pour disparaître

Monsieur T. a poignardé sa femme. Interrogé par la police, il n’a pas semblé être concerné par son propre cas. L’expertise des médecins a conclu qu’il avait succombé à une crise aiguë de démence, manifestation exceptionnelle de la maladie de A. Telle est l’entrée en matière de ce spectacle poignant adapté du roman d’Olivia Rosenthal, récompensé en 2007 par le prix Wepler-Fondation La Poste. L’autrice y décrit dans une langue fluide et précise la perte d’identité, de repères et l’effacement progressif de l’humanité d’un homme souffrant de la maladie d’Alzheimer.

Le metteur en scène Mathieu Touzé confi e à Yuming Hey la narration et l’interprétation des multiples figures de cette histoire : le malade, ses proches et ses médecins. Autant de voix qui s’entrecroisent, tentant de ramener Monsieur T. à des souvenirs qui lui échappent sans cesse. Le comédien, seul en scène dans un décor blanc sur lequel glissent des images vidéoprojetées, est parfois rejoint par la troublante voix off de Marina Hands. On connaît la grande palette de jeu de Yuming Hey, aussi gracieux en Mowgli dans la comédie musicale Jungle Book de Bob Wilson, que fascinant dans la série d’anticipation Osmosis. Il est ici magnétique, portant avec force et douceur la polyphonie tourmentée de ce texte.

• Promo du web à 12€ sur la séance du vendredi

Les Femmes de Barbe-Bleue

Elles se prénomment Jordane, Nelly ou Valentine. Leur curiosité et leur désir vont les pousser dans les bras de Barbe-Bleue, et aucune ne résistera à ouvrir la porte du cabinet interdit. Une transgression qui leur sera fatale. Mais si leurs retrouvailles, en tant que fantômes, leur donnaient l’occasion de déjouer cette issue funeste en se risquant à affronter leurs peurs ?

Ce spectacle audacieux, à l’écriture et à la mise en scène aussi maîtrisées qu’enthousiasmantes, a valu à Lisa Guez de recevoir le prix du Jury et le prix des Lycéens du festival Impatience en 2019. Dépoussiérant le conte de Perrault en puisant dans ses parts obscures et sa force initiatique, l’artiste questionne nos imaginaires féminins, révèle les rapports de domination dans notre société et débusque ce mal qui se cache en chaque femme et la dévore à coups d’impératifs. Les cinq comédiennes ont forgé chacun des témoignages fictionnels du spectacle. Elles interprètent avec détermination et humour les mises en situation de leurs personnages, qui s’entraident pour trouver des espaces de résistance face à leurs «prédateurs», qu’il s’agisse de l’emprise d’un homme ou de l’autoconditionnement qui entrave leur liberté.